Abstention.

Le petit corps enrobé dans le drap blanc contre moi bouge encore.

Je dois m’y tenir, je ne dois pas le réanimer. C’est pourtant ma fonction, celle pour laquelle on m’a formé. Là c’est moi qui doit décider seul. Jamais on ne m’a clairement dit si je pouvais ne pas le faire, ne pas essayer de réinsuffler la vie, m’en empêcher.

L’enfant est née dans un taudis. Les poubelles sont à même le sol. Un matelas au sol, sans drap est auréolé de tâches jaunâtres. La porte de WC est ouverte, il y a du sang par terre, et des trainées jusqu’au salon. C’est là que cela a dû se passer. Manifestement c'est un accouchement  prématuré d’un enfant non attendu. La mère était bizarre à notre arrivée. Elle ne semblait pas inquiète comme je l’aurai attendu dans une pareille circonstance.  Elle n’a pas appelé les secours. C’est une voisine l’entendant gémir qui nous a appelé. L’enfant fait à peine 500 grammes. Il est violacé, inerte et ne respire pas. Le scope branché enregistre un cœur à 30 battements par minutes. C’est beaucoup trop lent chez un nouveau née, l’équivalent d’un arrêt cardiaque. J’ai rapidement coupé le cordon ombilical, et je m’apprête à le perfuser. Tout en préparant le matériel nécessaire pour faire ce pour quoi je suis formé, un frein énorme semble m’empêcher de bouger les bras qui deviennent lourds. Un  doute de plus en plus pesant me gagne et je ralenti mes gestes progressivement jusqu'à arrêter tout.

-Cet enfant n’est pas viable, quoique je fasse.

Me dit ma conscience

-Si tu t’acharnes tu en feras au mieux un légume.

Poursuit-elle

C’est vrai, en SMUR j’ai le pouvoir de décider si je réanime ou pas. J’évite de trop réfléchir dans ces moments là sauf quand le pronostic est d’emblée et évidemment effroyable. C’est le cas aujourd’hui. Plus de trente minutes après l’accouchement d’un grand prématuré réanimer un enfant agonique ne peut déboucher que sur des séquelles cérébrales irréversibles.

Cette décision de ne rien faire est beaucoup plus difficile à prendre que celle de « techniquer » le malade comme nous le disons dans notre jargon.

Aujourd’hui ce choix est autant  plus cruel pour moi que la réponse  est évidente.

Mon épouse a subi en urgence une césarienne il y a dix jours. Elle est en réanimation depuis et le nouveau née, mon fils, aussi. C’est  un prématuré. Il pèse un kilogramme, respire grâce à une machine et n’est pas encore tiré d’affaire.  Ce sont tous les deux des rescapés du vingt et unième siècle. A une autre époque ma femme aurait été déclarée selon la terrible formule "morte en couches" et mon fils avec.

Je vais voir ce petit être chaque jour et j’apprends à le reconnaître comme mon fils, maintenant que mon épouse est hors de danger. De temps en temps je vois disparaître un de ses petits voisins de couveuse. Ils sont de la taille de ce nouveau née que je tiens maintenant dans mes bras. « Deux plaquettes » de beurre comme les appelles  le réanimateur pédiatrique.

 

-Souvent c’est mieux qu’ils partent ainsi car les séquelles cérébrales sont souvent terribles, toi tu as de la chance tu as eu un gros préma...

 

Le gynéco de ma femme que j’avais prévenu après, avait eu l’honnêteté de me l'avouer. Si l’accouchement avait  eu lieu dans la clinique prévue il n’aurait pas tenté de réanimer mon fils.

Le  hasard  a eu raison de cela. C’est lors d’un déplacement professionnel à deux pas d’une réanimation néonatale que l’accident de grossesse c’est produit. Tout semblait prêt, pour eux.

Là c’est moi qui décide, seul, loin de toute réanimation néonatale.

Si je lance la machine infernale de la réanimation, personne derrière moi n’aura le courage de l’arrêter ensuite sauf si le cours naturel de la vie s’en mêle.

Résister, ne pas mettre le KT, ne pas essayer de ventiler.

Le mouvement du bras, ce simple petit mouvement de flexion, alors qu’il n’y a plus aucune ventilation, il ne faut  pas en tenir compte, ce n’est pas de la vie. C'est un soubressaut d'adieu.

Ce moment de décision est terrible.

 

-Si cela avait été ton fils ?

 

Cette  question je ne la repousse pas, j’essaye de me la poser avec le plus de froideur possible.

Même si cela est très douloureux et évidemment difficile, la réponse me parait évidente.

Je ne réanimerai pas.

J’explique à l’infirmière qui m’accompagne et qui a eu elle aussi des enfants. Elle avait compris bien avant moi et espérai bien que je ne ferai rien. Les pompiers eux pensaient que l’enfant était déjà décédé.

 

La mère maintenant, il faut lui expliquer.

Elle est sans réaction, et sans cri.

Rien, toujours rien, que ce regard bizarre.

 

- Je ne savais pas que j’avais un petit.

me dit elle.

- J’aurai pas pu de toutes façons.

Elle soulage ma conscience sans le savoir. Cette grossesse n’était pas désirée et l’enfant encore moins. Cela pourrai expliquer pourquoi il a fallu attendre autant de temps pour que les secours soient déclenchés.

Le fardeau ne bouge plus dans le drap.

Je le garde tout au long du trajet contre moi.

Je vais le déposer à l'hôpital dans le service de pédiatrie. C'est la règle. Dés qu'il y a une mort subite on arrache ainsi l'enfant aux parents car il faut chercher sur le petit corps à force de prélèvements , s'il y a des explications. Cela permet de faire de la prévention pour les futures enfants à venir.Là Iil y aura en plus une enquête de gendarmerie cela me semble évident vu le contexte. Une autopsie sera pratiquée.

 Le pédiatre écoute la description de mon intervention. Lui aussi me rassure

- Tu as bien fait

Cet avis d’un confrère ne me suffira néanmoins pas. La médecine n’est pas une science exacte, et ce n’est souvent qu’à postériori que l’on peut vraiment juger mais même avec la reconstitution d'un scénario crédible et logique le doute subsiste toujours.

 

Je regagne les urgences. Je suis anéanti physiquement. Ce choix a été terrible et dans de telles circonstances personnelles il est ravageur.

J’essaye de trouver encore et encore du réconfort auprès de mon chef de service que je croise dans le couloir.

 

-Oui, oui c’est dur, Mais c’est le métier qui rentre.

 

Cette parole me plonge définitivement dans une solitude immense. Jusqu’au bout il faudra donc que je me frotte à ces drames seuls, avec mes armes et ma seule volonté pour ne pas défaillir. Je ne suis plus si sûr d’y arriver.