Début de journée
J’arrive un peu en retard ce matin.
La nuit a été dure car mon fils s’est réveillé à minuit avec une crise d’asthme un peu plus coriace que d’habitude. Après l’avoir recouché j’ai guetté la moindre toux ne dormant que d’un sommeil
léger. Quand j’arrive dans le service je croise Fabrice, sac sous le bras qui s’apprête à rentrer chez lui. Manifestement la nuit a été également difficile pour lui aussi. Ses cheveux en bataille
et le brillant de son regard en disent plus long que tout discours. Il ne parle d’ailleurs même pas de sa garde, il me donne le bip, ce petit objet symbole de la continuité des soins
24h/24.
« - Il n’y a rien de particulier ce matin, j’ai tout réglé sauf les problèmes de lits comme d’habitude »
Il dit au revoir à tout le monde et nous souhaite un bon courage avec un petit sourire un peu vicieux. Il est bien heureux de quitter ce bordel au moins jusqu’à demain.
Je vais enfiler ma blouse et je regarde si j’ai reçu du courrier. Rien. Personne ne m’a écrit en dehors d’une publication d’un laboratoire pharmaceutique.
Le médecin urgentiste décidemment n’est à priori pas considéré comme un correspondant médical valable par les autres médecins. Jamais un compte rendu ou si rarement, je ne sais jamais ce que sont
devenu les malades que j’ai vu, si je ne cherche pas moi même l’information. Je n’ai pas le temps de laisser vagabonder ma mauvaise humeur dans ces considérations amères, Cathy l’infirmière
me saute dessus.
-« C’est toi en traumato, parce que il y a déjà trois patients qui attendent depuis 1 heure »
Tout réglé, il avait tout réglé. C’est vrai qu’après 20 heures de présence quand il s’est couché les infirmières ont eu pitié de lui à 07h00 quand les patients sont arrivés. Ce malades tout sauf
urgents pouvaient attendre la relève.
C’est sûr, leur bobo datait de la veille.
Et ce matin cela devient urgent car il faut aller bosser.
Il est vrai pour leur défense, que la douleur d’une entorse de cheville devient beaucoup plus insupportable dans le silence de la nuit.
J’écluse ces trois matinaux de l’urgence et puis je regarde les dossiers des deux malades qui sont restés à l’accueil faute de lits dans les services. Cette pratique est malheureusement monnaie
courante dés le mois d’octobre avec la recrudescence des pathologies hivernales. Pas assez de sorties dans les services, un flux continu aux urgences et du coup les malades restent de longues
heures sur des brancards en attendant une place. Le médecin et l’équipe font de leur mieux pour faire oublier les douleurs dorsales engendrées par les durs matelas. Les familles semblent
reconnaissantes de tant de dévouement comme elles disent. Cela ne les empêche pas par la suite d’envoyer des lettres de plaintes à la direction
« - Ma mère a attendu 12 heures aux urgences sur un brancard, on ne lui a rien fait, elle n’a même pas vu un docteur … ».
Bon et bien il va falloir se motiver et essayer de vider un peu le service. Je passe devant le box de suture et je croise Luc qui lave le sang par terre, un excité alcoolisé a refusé la suture
cette nuit en se débattant il est tombé et s’est refait une plaie du cuir chevelu mettant du sang partout. Comme il y avait des entrées on nettoie seulement maintenant. Quand au coupable il a
terminé au cabanon, une chambre capitonnée, où l'on enferme les excités rendus violents par l'alcool en attendant qu’ils se calment ou qu’ils acceptent ce qu’on leur propose.
Je rentre dans la pièce, je trouve monsieur D. encastré entre les barrières du brancard. On lui a surélevé la tête avec un oreiller, Luc lui a apporté un petit déjeuné sommaire avec notre café en
poudre méléngé à une eau vite devenue tiède. Ce n'est pas terrible mais c'est pour le faire patienter. Aux urgences, c’est comme dans les vols longs courriers, on vous accueille puis on attend
une heure, on change de salle d’attente en attendant la radio, quand ça recommence à grincer un peu, on envoie le docteur pour calmer le jeu. Souvent ça marche le coup du docteur. Ensuite on peut
prétexter l’attente du bilan avant de se prononcer et en dernier recours on donne à manger quand cela est possible. C’est impressionnant comme cela calme les plaintes. On a du mal à imaginer que
des gens malades puissent avoir des fois autant d’appétit.
Pour cette fois le coup du petit déjeuné n’a pas suffit, Monsieur D est là depuis hier soir 22h00. Il a été orienté après son examen en secteur de traumatologie car il n’y avait déjà plus de
place à l’accueil médical. Il a fait un malaise hier soir dans son lit et cela a nécessité un bilan qui s’avère normal, mais comme il a un pacemaker et des nouveaux anti-arythmiques une
surveillance et une consultation cardiologique ont été prévues. J’ai appelé le service de cardiologie avant de venir le voir et je sais que le lit n’est pas disponible avant 15 h . Je
n’ai qu’à peine le temps de me présenter, déjà monsieur D. me déverse tout le ressentiment de cette nuit passée dans ces piètres conditions.
- vous trouvez ça normal docteur ?
Non, non je ne trouve pas ça normal, j’en ai raz le bol d’ailleurs de ce bazar, de voir tout ces vieillards de plus de 80 ans régulièrement parqués dans le service en attente de lits. Leurs
pauvres dos déformés et usés par les années callés avec peine avec des oreillers sur les brancards rigides. Comment lui dire ? On a vu le directeur, on l’a dit et redit à nos collègues
hospitaliers, on a dénoncé tout ça aux syndicats et revoilà un nouvel hivers avec toujours le même problème de lits.
Non je ne trouve pas ça normal, mais monsieur D n’en a que faire lui. Il souffre, il a mal au dos, il en a marre, son bilan normal il s’en fout pas mal, il veut rentrer chez lui. D’un seul coup
il n’en peu plus et se met à pleurer comme un petit enfant. Il me lâche entre deux sanglots
-mon fils est mort il y a deux mois d’un lymphome.
Alors il n'en peut plus, autant mourir tout de suite. Cathy qui a perçu les sanglots s’est approchée, elle lui prend tendrement la main et monsieur D semble se calmer. Ce contact physique
l’apaise. Confus et démuni je quitte la pièce et je vais voir la surveillante. Il faut absolument que le lit de cardiologie se libère avant 15 heures. Elle est au téléphone dans son bureau et me
fait signe d’entrer. Je ne peux m’empêcher d’écouter la conversation. Manifestement un papy qui est chez nous depuis deux jours est recherché. Il est dément atteint de la maladie d’Alzheimer et
il a pris tout seul le train ! Alors parti de Fréjus et il est arrivé jusqu’en Bretagne. Là le chef de gare a appelé les pompiers, devant ce passager égaré dont il ne savait que faire et hop
direction les urgences. Pascale se débat avec les assurances et les enfants pour que l’on vienne le récupérer et manifestement personne n’y semble décidé. Je sens qu’elle aussi boue
intérieurement.
Voilà une journée qui commence bien mal, je me rappelle le sourire de Fabrice.
Monsieur D. pourra malgré tout aller en cardiologie avant midi, sur les 17 heures de brancard prévues, pascale a réussi à lui en éviter 3. On aura quand même droit à une lettre de
plainte plus tard, pas de lui mais de son épouse qui était scandalisée de le retrouver encore là quand elle est venue en fin de matinée. Je me replonge dans un nouveau dossier en allant vers la
prochaine chambre.
A quoi bon s’énerver, heureusement le flux incessant des nouvelles admissions ne nous laisse pas trop de temps pour réfléchir au bon sens de tout cela. Il paraît qu’on le fait pour nous que tout
est seulement un problème d’organisation.