La mort
Commencer par un tel thème peut paraître rédhibitoire. Je ne voudrai pas vous décourger déjà, mais confronter la mort est la première chose qu’un étudiant reçu en deuxième année réalise. Cela n’est pas un hasard car si déjà il fuit devant elle alors qu’elle est passée que fera-t-il devant elle si elle menace le patient qu’il a accepté de soigner ?
La mort a donc été mon premier contact avec la pratique médicale.
Ce passage est inéluctable, mais tabou et dont on parle si peu dans nos civilisations occidentales.
La toute première fois j’étais étudiant, en première année de médecine. Cela aurait du être en deuxième année ou le trousseau de celui qui à le droit de poursuivre comporte un boite à dissection.
Je devais être si pressé que décidément rien ne se s’est passé comme prévu
J’étais en retard pour un cours d’ostéologie consacré à l’étude des os. La faculté de médecine des Saint Pères à Paris était immense. Il était dur de s’y retrouver après les habitudes lycéennes. Au milieu de l’immense hall, au plafond si haut, de grands escaliers menaient à droite aux salles de dissections, à gauche aux amphithéâtres.
La tradition voulait que lorsqu’un retardataire ouvrait la porte de l’amphithéâtre ou de la salle de cours en se voulant le plus discret possible, l’ensemble des étudiants susurraient tous ensembles le mot
-assssssss….sis
Et ce à plusieurs reprises.
Cela avait bien sûr pour don de focaliser toute l’attention du professeur et des étudiants sur le pauvre bizut tremblant.
Il fallait regagner alors benoitement tête baissée le premier siège restant. Au mieux dans les salles souvent combles le retardataire s’asseyait alors sur les marches des coursives de l’amphithéâtre.
Arrivant donc, en retard, j’ouvrais avec prudence la porte de la salle d’anatomie qui se trouvait au dernier étage du vaste bâtiment. J’étais essoufflé après avoir gravi quatre à quatre les marches qui y menaient.
Je fus surpris par le silence qui régnait de l’autre coté de la lourde porte.
Je glissais avec étonnement ma tête par l’embrasure.
Je découvris un spectacle hallucinant.
Sur de grandes tables massives en marbre gris, s’alignaient des corps nus allongés.
Des hommes et des femmes, des cadavres, exhalant une odeur forte d’essence de formol.
Leur peau était jaunie.
Ils étaient là, semblant guetter le ciel qui n’avait pas daigné les retenir, impudique dans le nudité mixte.
Certains étaient ouverts disséqués partiellement .Ici un bras, là un abdomen, plus loin une boite crânienne fendue en deux. Les lambeaux de chair disséqués s’étalaient de part des d’autres de la zone étudiée.
Un de ces cadavres avait encore une chaussette rouge, au pied. Cette vision surréaliste reste encore très précise dans ma mémoire. J’ai dû me focaliser là dessus pour tenter d’oublier le reste.
Je m’étais trompé de salle !
J’avais vite refermé la porte un peu abasourdie. C’était finalement très banal des morts. Je me rappelle avoir passé l’heure qui suivait à la cafétéria sans plus trop penser à rien bien incapable de rechercher la bonne salle de cours.
J’ai redécouvert plus tard au cours de mes études cette salle de dissection et d’anatomie en travaux pratique. Cette stupeur qui m’avait au début saisie était partie bizarrement volatilisée. Je m’appliquai à disséquer à retrouver dans les tissus des donateurs, les nerfs les vaisseaux si longuement appris dans le « Rouvière », le manuel d’anatomie des carabins.
Mon deuxième contact remarquable avec la mort est survenu peu après en deuxième année de médecine.
J’avais réussi mon concours de première année. J’allais être médecin.
Externe, j’avais un stage pratique le matin en service à l’hôpital. J’allais enfin arborer la blanche de l’assistance publique. Ce cérémonial se déroulait dans le sous-sol, à la lingerie. Nous accédions au local surchauffée, par un dédalle d’allées qui passaient sous les bâtiments. Cela se déroulait donc en coulisse juste avant de remonter à la surface, pour rejoindre notre service d’affectation pour notre première visite. Les jeunes externes étaient là fébriles, un peu anxieux également pour certains. Il fallait fixer les boutons amovibles blancs nacrés dans les trous prévus à cet effet, nous enfilions la blouse rendue raide par le lavage, et nous relevions le col, par mimétisme, car nous avions vus les internes faire de même. Cette étape initiatique était une de plus de franchie dans le long processus d’apprentissage du métier de médecin.
J’étais externe en rhumatologie pour ce premier stage. Toutes sortes de malades aux maladies compliquées qui déformaient les articulations ou bien les organes profonds venaient de la France entière se faire soigner dans ce service de renom. Il prenait d’ailleurs souvent le nom du Professeur qui le dirigeait.
J’avais pour mission de recopier sur les dossiers médicaux les thérapeutiques et les résultats des prises de sang des patients prescrits le jour même. Je suivais la visite de l’interne, et je buvais les paroles du chef de clinique. J’avais dans les patients, qu’il m’avait attribués et que j’appelais d’ailleurs « mes patients », une femme d’une soixantaine d’année. Elle avait une maladie compliquée, lui faisant gonfler la rate, et diminuant ses défenses immunitaires. Cela durait depuis de nombreuses années. Elle venait régulièrement pour des contrôles. Son état s’était empiré récemment. Elle me parlait beaucoup. Elle compensait sans aucun doute, les silences frustrants et le peu d’échanges que lui accordait lors des deux visites hebdomadaires mon chef de service. Le cortège de la visite ne permettait pas les confidences. Le chef de service était au chevet de la patiente avec à sa droite la cadre infirmière qui veillais au bon déroulement du cérémonial. Au premier rang le chef de clinique avec sa garde rapprochée d’interne, derrière les externes et une infirmière pour aller chercher si cela était nécessaire un tensiomètre ou tout autre instrument demandé. Tout ce monde dans une chambre peu spacieuse, rapprochait les gens, mais éloignait les cœurs.
J’essayais donc par la suite de lui donner les éléments que j’avais compris sur sa santé. Je devenais en quelque sorte son indicateur, son complice.
Cette connivence manifeste énervait, mes supérieurs médicaux qui n’avaient su consacrer le temps de la compassion dans ce service de pointe.
Un matin, en rentrant dans le service, je passais devant sa chambre avant de rejoindre le bureau. Elle était vide. Madame B était décédée dans la nuit sans prévenir personne. Une vielle infirmière me l’annonçât froidement sans détail, guettant ma réaction.
J’étais chamboulé par cette nouvelle. Il ne fallait pas que je lui montre, j’étais un futur docteur. Je crois que j’y réussi car elle semblait déçue.
Mes adieux avec cette patiente, allaient se conclure de façon encore plus cruelle
Il était d’usage, lorsqu’un décès inopiné arrivait de faire réaliser une autopsie.
Cette méthode de contrôle post mortem, a fait beaucoup plus évoluer la médecine que bien les essais thérapeutiques.
C’était l’externe qui était traditionnellement dévolue à ce spectacle.
Il fallait, après avoir colligé les thérapeutiques et les résultats d’examens biologiques, descendre à la morgue et noter le poids et l’aspect des différents organes extirpés par l’anatomiste au corps de la victime de la maladie, à la recherche de celle qui était responsable de la mort.
Durant la matinée j’avais noté au fur et à mesure de l’extraction et de la découpe de ses organes le poids de son cœur, de ses poumons, de son cerveau. L’anatomiste avait tout remis en vrac à l’intérieur, et redonné au corps un aspect humain en le bourrant avec de la sciure et du papier journal et le cousant à large point. C’était enfin terminé et j’avais été étonné de mon absence de sentiment. Ce n’était plus madame B là sur la table d’inox. Ce visage gris, sans expression je ne le reconnaissais plus. Même quand elle dormait, elle était différente.
J’avais été plus incommodé par l’odeur de viande qui n’avait envahi les narines et était restée présente durant une journée. Je ne mangeais rien le midi, écoeuré.
J’ai donc comme beaucoup de carabin, dû tout seul et très tôt apprendre à exorciser la mort, à la dompter, puis plus tard à la défier.
Le métier d'urgentiste m'y confronte depuis plus de quinze ans régulièrement.
Son spectre plane chaque fois que le téléphone du smur sonne.
Une course contre la montre s’engage alors. Les indications qui nous sont données par le médecin régulateur donnent à notre nouvelle mission son cadre. Notre imagination fait le reste, en attendant d’arriver sur les lieux de l’intervention: un coup de tronçonneuse dans la cuisse, un crise convulsive chez un bébé, un infarctus chez un notable du coin, un accident sur la nationale, un ACR. Ces trois lettres veulent dire arrêt cardio-respiratoire. Cela peut sembler l’urgence extrême, c’est souvent la plus désespérée, les chances de récupération étant de fait dérisoire.
S’il s’agit d’une personne très âgée, la fatalité résignée et le soulagement se lit sur nos visages. L’issue sera sans doute fatale que nous intervenions ou pas, mais cela sera plus facile à gérer pour nous. Mourir après 80 ans est encore vécu comme une certaine “normalité”. D’ autres situations nous nouent le ventre d’une angoisse à la fois motrice et désagréable. S’il s’agit d’un enfant, l’injustice que l’on ressent alors nous pousse à décupler nos énergies et notre volonté de gagner contre la mort. Sur la route nous prenons des risques, sirènes hurlantes nous passons presque sans marquer d’arrêt aux feux. Tout le monde est silencieux dans le véhicule qui nous mène sur place. Chacun refait le scénario de ce qu’il va falloir faire, pour se donner une chance.
Un peu comme le skieur de descente qui visualise mentalement son parcours avant de s’élancer. Là l’issue n’est pas le podium, mais de ramener un de nous dans notre monde.
Ventilation, massage cardiaque, défibrillation, intubation, perfusion, adrénaline... tout est codifié, planifié, selon des abaques internationales. Seul le contexte lui n’est pas prévu, à nous de faire preuve de bon sens. Eloigner la femme qui hurle, dans la pièce à coté, demander à la police de faire reculer les badauds autour de l’accident, s’enfuir dans l’ambulance pour mieux travailler au calme quand ils se penchent aux fenêtres... Ce n’est jamais la même chose, il faut sans cesse s’adapter. Nous massons et tentons de réanimer. Souvent nous allons au-delà du raisonnable, pour être sûr que tout a été fait. Une fois tout terminé, nous cherchons ce qui aurait pu permettre une issue meilleure, nous nous torturons mentalement.
Un doute thérapeutique, un délai trop long entre l’appel et notre départ et la mort s’affiche avec son pire masque, celui de la culpabilité. N’aurions nous pas pu mieux faire ?
Nous avons engagé avec elle un combat singulier comme si nous étions des dieux. Nous ne sommes que des hommes avec nos doutes, nos fatigues, nos jours avec et nos jours sans. Cela est dur à dire, à avouer. Il m’arrive, après avoir prononcé ces quelques paroles banales aux proches,« vous savez il n’a pas souffert, c’est une belle mort » de retourner sur le lieu du drame.
On meurt souvent dans la chambre aux odeurs intimes. Un endroit où la vie s’est exprimée et même a été conçue, où le sommeil a été reposant avant de devenir définitif.
Moi qui ai fait intrusion dans cette vie, qui ai vécu les dernières minutes de cet humain que je ne connais pas, j’observe son corps inanimé qui repose au pied du lit. La veste de pyjama ouverte, le torse portant encore les stigmates de la réanimation vaine. Les pastilles collantes où sont fixés les 4 fils rouge, jaune, noir et vert raccordés au scope. Les plaques de gel sont encore collées. Un de chaque coté de la poitrine.
Il m’arrive de douter, est-il vraiment mort ? Le scope est plat, les lèvres bleues. L’envie irrésistible de retourner prés de lui, de guetter un éventuel souffle de vie résiduel m’assaille.
Chaque nouveau décès n’apaise pas ce doute ridicule.
Plus jeune cela m’affectait moins. était-ce l’insouciance de la jeunesse? Plus je vieillis moins j’ai de certitude. La protection psychique que l’on doit mettre en place sans le savoir dans ces moments s’érode avec le temps.
Il nous arrive encore de plaisanter dans ces moments pourtant graves et emprunts de tant de drame pour les proches. Que faire d’autre ? S’apitoyer et pleurer sur la triste condition mortelle alors qu’il faudra peut-être repartir dans la minute pour tenter de sauver une nouvelle vie ?
Sans doute que le spectre de la mort nous effleure personnellement un peu plus chaque jour. Ne pas accepter ce qui n’est plus du recours médical est une façon de refuser des échéances qui seront un jour les nôtres.
La mort frappe dans tous les instants. L’amant dans la chambre d’hôtel à quatre pattes sur sa maitresse en pleine extase. Les efforts de l’amour l’excitation de l’interdit provoquent l’infarctus et ses troubles du rythme. Le grand père au sonotone en panne, qui n’a pas entendu le camion alors qu’il traversait la route en revenant du marché, le père de famille qui fait l’effort de trop se croyant jeune et forçant sur le footing, le bébé qui devait faire simplement sa sieste, la conjoint qui ne se réveille pas le matin pour prendre son café du matin....
Nous, nous sommes les huissiers de la grande faucheuse. Nous faisons le bilan, peut-on sauver quelque chose cela vaut-il la peine ?
Si un doute persiste, si une petite chance existe encore alors on souffle avec minutie sur la braise qui reste encore, pour faire repartir la vie.
Sinon nous allons à la table du salon. On s’assied mal à l’aise et l’on rédige le certificat blanc et bleu de décès. Celui qui clôture une vie. Date de naissance date de décès, heure et causes probable. On le plie et le ferme tant bien que mal en léchant le pourtour continu.
Qui remplira le mien le moment venu? Question incongrue alors que j’explique à la veuve au milieu de ses sanglots silencieux, l’après.
Les vêtements mortuaires qu’il faudra choisir, le transport à la morgue ou la veillée à la maison au choix, les formalités à la mairie.
Je serre la main de ceux qui sont là, salue les pompiers que je reverrai sans doute durant la garde et puis, et puis on continue...
En vieillissant nous restons seuls face à elle. Témoin et mercenaire solitaire, nous apprivoisons petit à petit la souffrance, la vie, jamais sa fin.
J’ai voulu faire partager ces moments uniques, que beaucoup ne connaitront qu’une fois, tels que je les ai vus et se qu’il m’ont inspiré.
J’espère trouver l’alchimie des mots, pour laisser entrevoir et faire comprendre et ressentir ces moments de vie particuliers.
La force singulière qui s’en dégage est fascinante.
C’est sans doute une sorte de thérapie également que de tenter de les coucher sur le papier. Un métier comme le notre ne peut pas laisser indemne. Sans essayer de comprendre ou d’expliquer pourquoi, ces instants sont trop forts pour que je les garde enfouis dans mes seuls souvenirs.
Connaître un peu c’est mieux comprendre. Chaque journée même si la lumière est différente reste ensoleillée.
Pourquoi garder cela pour moi, alors qu’au bout, pour le passage, tout se passe si simplement, sans heurt comme un soleil qui se lève.