Le pied
Je cours le long de la voie ferrée.
Le soleil du matin chauffe déjà et me fait transpirer sous ma tenue blanche.
J’ai laissé Catherine au niveau du passage à niveau. On ne sait pas trop où c’est produit l’accident. A droite en direction de la gare ou dans l’autre sens ?
La circulation des trains à été bloquée nous a-t-on dit.
Je m’attends au pire, mais sans plus de détails, je cours quand même.
Le sac des médicaments pèse lourd dans mon dos, me déséquilibrant sur le coté à chaque pas.
J’ai un peu de mal à me déplacer sur les cailloux du ballast. Je me tords les chevilles. Je décide de continuer sur le bord de la voie où entre les mottes d’herbe le sol est plus plat.
J’aperçois, quelque chose de couleur bleue au loin devant moi.
Petit à petit cela se précise, et de façon inconsciente j’ai ralenti ma course. Un pied affublé d’une chaussette bleue déchirée, sort d’une jambe de pantalon. C’est une jambe. Seule, désarticulée.
Elle présente des angulations inhabituelles.
Elle est là incongrue sur le bord de la voie, proprement découpée. Je relève la tête. Je me retourne et je fais signe à Cathy. Elle n’a pas besoin de courir à ma rencontre. C’est cuit, comme nous le
pressentions. Je lève les bras et je les mets en croix.
Delta Charlie Delta, décédé, terminé. Il n’y a plus qu’à attendre les pompiers, la police, signer le bon bleu, remplir la réquisition, préparer le certificat descriptif et rentrer.
Maintenant je n’ai plus de rôle de soigneur, j’endosse le rôle de légiste.
Il faut que je cherche les morceaux. Aussi grotesque que cela puisse paraître, il faut que je puisse décrire les lésions. Etre sûr que ce pauvre être s’est bien jeté sous le train.
Et d’abord, est-ce une femme, un homme ?
Seul sur le bord de la voie je ne fais pas le fier dans cette macabre recherche.
J’aperçois à contre sens, courant comme moi il y a une minute, les pompiers.
Eux aussi ils ralentissent et s’arrêtent, à une cinquantaine de mètre de moi. Ils ont du trouver la suite. Le corps sous la violence de l’impact, c’est répandu sur plusieurs mètres. Les roues du
train et les tôles ont sectionnée ici une main, là un bras.
Le buste et la tête sont un peu plus loin. C’est comme un jouet désarticulé qui serait passé par la colère d’un enfant turbulent.
La nausée est là, une envie de vomir permanente qui n’arrive malheureusement à aboutissement qui soulage.
Cette horreur, l’indécence de cette chair humaine broyée, à moitié dénudée dans des lambeaux de vêtements, est difficile à supporter. Maintenant que je sais qu’il n’y a rien à faire au niveau
médical, je ferai bien demi-tour.
Un jeune pompier volontaire est arrivé à coté de moi. Il n’a pas l’air plus à l’aise que moi. Il est tout pâle. C’est peut-être son premier mort. Un truc comme çà pour une première, cela laissera des
traces. Ce n’est pas moi qui vais ramasser les morceaux pour les glisser dans le sac mortuaire, mais lui et son équipe. C’est un sale boulot.
Je pense lâchement, que je n’en aurai pas été capable.
Deux policiers arrivent à leur tour, sans se presser. Le plus gradé, évite de regarder la scène. Son adjoint, se cache derrière son appareil photo numérique, et multiplie fébrilement les clichés pour
fixer définitivement cette scène macabre avant le nettoyage.
« Alors docteur il est mort de quoi ? » me dit le chef.
Il se fout de moi ou quoi ?
J’ai presqu’envie de lui répondre
« De la grippe aviaire » c’est à la mode et on fera la une des journaux.
Je me retiens, et reste professionnel.
- « Suicide, sa femme a appelé le SAMU, pour indiquer que son mari lui avait dit qu’il allait se jeter sous le train en sortant de la maison »
Je ne peux m’empêcher, de rajouter.
« D’après mon examen j’en déduis que çà doit être lui, qui s’est mis sous le train et non que le train qui est venu l’écraser… »
Il ne relève pas.
Je parlais de sa femme et la voilà. Ces cris là bas le long de la voie ce ne peut-être qu’elle.
A plusieurs mètres, la femme en fichu rose pâle, qui a accourue le long du champs est retenue par un pompier qui la maintient à distance. Heureusement.
Voilà mon vrai métier qui recommence. Cette pénible envie de vomir a un peu lâché prise.
Je vais à sa rencontre.
« Il est mort madame » lui dis je .
Elle baisse les bras, n’essaye pas d’aller plus loin.
Elle fixe l’endroit un peu plus loin derrière mon épaule, où cela c’est passé avec un regard flou.
« Il l’a choisi, il n’a pas eu le temps de souffrir, mais vous ne pouvez pas le voir pour l’instant » j’essaye comme je peux de la décourager d’aller le voir.
Après les cris maintenant elle s’est mise a sangloté et me dis
« Je le savais, je savais qu’il le ferait. Il ne parle que de ça, depuis qu’on doit vendre la ferme ».
J’apprends qu’il travaillait dur, il ne comptait pas ces heures. Mais cela ne suffisait pas pour rembourser l’emprunt. Il n’a trouvé que cette solution, plutôt que d’accepter la défaite. Il a choisi
sa sortie, celle qui n’est pas écrite dans un business plan. Elle est évoquée néanmoins, dans l’assurance d’emprunt. En italique en bas de page : le suicide est une condition d’exclusion pour
l’assurance.
La ferme se vendra, son épouse sera seule et l’assurance ne marchera pas.
Le désespoir, ne permet pas des calculs scrupuleux pour que ceux qui restent, vivent mieux matériellement le départ de l’être aimé, c’est comme ça.
Je lui serre le bras, à travers sa blouse, et lui parle encore.
« -c’est plus dur pour ceux qui restent que ceux qui partent, il faut respecter son choix et essayer de rebondir.
-vous avez des enfants ? »
Elle a une fille, qui s’est fâchée avec son père et ils ne la voyaient plus depuis 5 ans.
Voilà la bouée de secours. Celle qui va peut-être lui permettre de surnager ces prochaines années. Sa fille aura le regret de ne pas avoir vu son père avant sa mort, la mère aura le bonheur de
retrouver sa fille qu’elle croyait perdue. A elles deux, elles pourront s’épauler dans la détresse.
Maintenant à part ces supputations qui me rassurent, je ne peux plus faire grand-chose.
Je vais rentrer à l’hosto. Laisser tous les pompiers faire la corvée.
Le gars de la SNCF, nous prévient que le train qui était bloqué après le virage va redémarrer si nous sommes d’accord.
Avec le feu vert des policiers, les pompiers ont ramassés les morceaux sur la voie.
Ils ont jetés un drap, sur le buste qui a été projeté sur le coté. Et pour le reste on verra plus tard.
Le train régional, arrive au ralenti. Il a changé de chauffeur. Celui qui a vu l’accident a été relevé. Je ne l’ai d’ailleurs pas vu.
Je préviens son collègue.
« il faudra faire attention à lui, qu’il voit un médecin ».
A priori c’est prévu chez eux. Il y a une procédure, pour ceux qui récoltent comme ça un désespéré sous leurs roues. Cela est assez fréquent me dit-il.
Les passagers du train, ont largement le temps de nous voir à travers les vitres.
Ils doivent scruter la scène, l’explication de leur retard. Ils continueront leur voyage, avec cet accident à raconter à leur arrivée. J’espère que tous les morceaux ont été ramassés, et que seul
leur imaginaire fera le reste.
Que moi j’ai envie de vomir, c’est mon boulot, après tout. Eux ils n’ont rien demandé à personne.
Je cherche Cathy du regard. Il est temps de partir. Elle était là à coté de moi. Elle n’a rien dit et je ne l’avais même pas vu.
« -tu viens on rentre ».
-Je salue tout le monde, et j’espère des jours meilleurs.
Les sorties comme celle là, en smur, cela arrive. Ces visions de chairs broyées, les mêmes que semblent rechercher certaines revues pour donner des images en pâture aux paisibles citoyens, on en
prend de temps en temps comme ça de plein fouet en pleine tronche.
Cela doit être comme ça, la guerre.
Alors on fait comme on peut pour oublier.
Il y a ceux qui racontent tout, tout haut à la pause café, ceux qui ne disent plus rien et se jettent sur le boulot, ceux qui ne semblent n’avoir rien vu.
Il existe des aides. Si l’on en ressent le besoin. On peut voir un psychologue.
Qui ose vraiment ?
A moins d’être vraiment mal en point et alors il est trop tard. Cela devrait être obligatoire. Mais c’est comme la médecine du travail. En 15 ans de carrière je n’ai jamais rencontré un médecin du
travail. Nous devons être classés personnel surhumain ou mutant dans les abaques de la fonction publique.
Alors on se blinde. On prend de la bouteille comme on dit, si l’on ne tombe pas un peu dedans. On écoute d’une oreille distraite les drames vécus par les autres avec de moins en moins de
compassion.
Le reste de la journée est plutôt calme et morne.
L’avantage de faire une garde dans une petite structure aujourd’hui, c’est sa dimension humaine. On a le temps de dire bonjour aux patients, d’être agréable. Coté vraies urgences, il y en a
moins.
On n’a pas eu de mal pour hospitaliser les patients, il y avait des places.
La journée est vite passée.
Après une dernière suture je vais chercher l’interne de garde qui est arrivée. Je lui propose de descendre dîner à l’internat. Comme il n’y a plus personne, autant prendre les devants.
En quittant le service, je croise une ambulance qui arrive. La guigne.
Je ne veux pas partir comme çà sans savoir si c’est urgent. Le chauffeur sort lentement avec son collègue.
« De quoi s’agit-il ? » je demande
« C’est pour un pied » me répond l’ambulancier
Bon une bricole encore. Cela va aller vite.
Il ouvre le haillon du véhicule et sort le brancard.
Rien n’est dessus, en dehors d’un sac plastique.
C’est un pied effectivement , le pied droit de mon suicidé ! Il le ramène à la morgue.
Comme il manquait cette pièce du puzzle qu’était devenu son pauvre corps, les pompiers et la police l’ont signalé à la SNCF. Aucun pied droit n’avait été retrouvé sur les lieux malgré une deuxième
fouille minutieuse.
Ce soir à la fin du service à plusieurs kilomètres de là, les cheminots ont inspectés la micheline. Ils ont enfin trouvé le pied coincé derrière une roue. Le pied avait eu le temps entre temps
d’accompagner la locomotive, dans son périple journalier.
Une ambulance a été affrétée pour rendre à son propriétaire ce panard voyageur, qui ne servira plus..
On va pouvoir aller dîner, car là on n’a plus grand-chose à faire.