Merci


La journée se termine. L’activité a été assez routinière en traumatologie. Des plaies à suturer, et tous les petits bobos habituels : Doigts coincés dans une portière de voiture, choc contre une embrasure de porte, cheville foulée… Cela n’a pas été trop dur contrairement à certain week-end mais suffisamment soutenu pour m’empêcher de faire quoi que se soit d’autre. Entre l’attente d’un cliché radiographique et l’efficacité d’une anesthésie locale, on discute des postes médicaux qu’on devrait avoir dans le service avec Yann, mon chef dans le bureau sans fenêtre. 
Une journée classique. Je vais suturer le crâne de madame P., la xylocaïne injectée il y a quelques minutes a fait son effet. Je me lave les mains, je mets mes gants, j’installe le champ stérile, je vérifie l’éclairage, tout cela en silence. Quand je commence les points, Elle me raconte ce qu’elle a déjà dit à l’infirmière. Elle est tombée par maladresse. Sa tête à heurté une table basse. Cela a saigné pas mal, et son aide à domicile a appelé les pompiers. C’est surtout son poignet qui l’a fait souffrir. En effet la radiographie pratiquée à son admission a révélé qu’il est cassé. Après les points de suture il faudra l’hospitaliser en orthopédie en attendant qu’elle passe au bloc. Nous discutons un peu, je ne vois pas son regard. Le champ stérile recouvre le haut de son visage laissant seulement un rond de lumière là ou je suture. J’aperçois simplement ses lèvres bouger.
Elle tombe souvent par maladresse depuis son accident. Cela l’inquiète assez car elle est seule à domicile. Elle n’est pas très âgée, à 75 ans, elle ne pensait pas être handicapée comme elle l’est. .
Je ne me suis pas rendu compte de grand-chose. Elle me l’explique ensuite en me disant de façon mystérieuse qu’elle revient de loin.
C’était l’été, il y a un an. Elle prenait son bain de soleil sur la plage qui était bondée. Elle n’avait pas trop envie de se baigner car il faisait trop chaud. Mais une amie l’a reconnue et l’a décidée à se rafraîchir. Elle y est allée à contrecœur et c’est là qu’elle a eu son accident.
J’écoute patiemment son histoire sans l’interrompre, pendant que je poursuis la suture de la plaie qui est plus difficile que prévu .Elle continue à parler et je vois sa main valide qui s’agite doucement au rythme de son récit
Au fur et mesure qu’elle me raconte cet épisode de sa vie, quelques images me reviennent en mémoire.
On avait été déclenché pour une noyade. Effectivement il faisait chaud dans la voiture. On avait roulé avec les fenêtres grandes ouvertes pour tenter de se rafraîchir. Entre la chaleur suffocante et le bruit des sirènes hurlantes qui nous cassaient les oreilles il avait fallu choisir. Lorsque l’on était arrivé sur la plage, il avait fallu slalomer entre les baigneurs. Ils étaient tous entassés serviette contre serviette car la mer était haute et c’était des hauts coefficients. J’avais enjambé les ventres bronzés et les dos tartinés d’ambres solaire. Personne ne bougeait au risque de perdre sa place. Cela m’avait énervé. Et puis il y avait eu la réanimation, quasi les pieds dans l’eau. On voyait mal le scope sous le soleil éblouissant, j’avais demandé un parasol pour nous mettre à l’ombre. Tout c’était passé comme il fallait. Un témoin avait donné l’alerte à temps, un autre avait débuté le massage cardiaque et nous étions arrivés vite. Son cœur était reparti rapidement sous l’effet des drogues. Il n’y avait plus eu qu’à attendre l’hélicoptère promis par la régulation pour le retour. Lorsque j’avais relevé la tête pour étirer mon dos douloureux et détendre mes jambes trop longtemps pliées, je les avais vus tout autour de nous. Ils nous regardaient silencieux. Ils s’étaient enfin levés de leur serviette pour venir voir le spectacle. Entre les ventres et les fesses moulées dans les maillots de bain, se glissait de temps en temps une tête d’enfant. J’avais l’impression que nous étions venus d’une autre planète. Révolté par tant de voyeurisme sans retenue, j’ai jubilé un peu. J’avais protégé la patiente et moi même d’une serviette, tous les baigneurs eux le regardait bouche bée approcher de la plage. D’un seul coup en même temps que celui-ci soulevait un nuage de sable il se sont tous réfugiés comme ils pouvaient derrière des abris de fortune.
Elle s’en était donc sorti cette  « noyée ». Je m’applique à finir le dernier point qu’il me reste à faire et je retire impatient le champ opératoire que j’avais déposé sur son visage pour le découvrir enfin.
Je l’interroge sur cette fameuse journée pour m’assurer que c’était bien elle-même si j’en suis déjà sûr. J’ai reconnu la petite cicatrice qu’elle a sur le menton.
Elle est contente d’avoir reparlé de tout cela. Elle me confie qu’elle n’a jamais vu le docteur qui s’était occupée d’elle ce jour là. On lui a dit qu’il était jeune et que c’était grâce à lui si elle était encore en vie. Elle aurait bien aimé le rencontrer.
J’hésite.
Je ne sais pas si je dois lui dire. Je ne suis pas son sauveur, comme elle dit.
Il y a eu un concours de circonstances. Les témoins ont été capitaux dans sa survie, moi je n’ai fait que terminer ce qui avait été entrepris. J’ai fais mon boulot.
Je suis ému de tant de reconnaissance, et je ne peux pas ne pas lui dire.
Je me lance enfin.
Au fur et à mesure que je parle, je vois son visage s’illuminer d’un sourire radieux. Il fallait qu’elle me rencontre, c’était sa dernière étape pour que tout ça soit du passé. Elle me dit ressentir un soulagement immense et secoue son poignet cassé dans l’attelle en me disant : »celui là je ne le sens même plus ».
Elle est soulagée et je me sens heureux. Ce merci qu’elle murmure avec une larme au coin de l’œil  efface tellement de mauvaises journées, il me fait aussi monter la larme à l’œil
Jean-Pierre, l’aide soignant l’a installé sur un fauteuil roulant et l’emmène en chirurgie, elle me fait un clin d’œil avant de quitter le service et me dit malicieusement  « à une prochaine fois ».