Révolte
Son médecin traitant appelle aux urgences.
Monsieur B étouffe doucement depuis cette nuit dans la maison de retraite.
Cela devient insupportable. Malgré les injections de diurétiques les choses ne s’améliorent pas.
« Je ne peux pas le laisser comme ça, et je ne vois pas ce que je peux faire,
Il ne faut pas que sa femme le voit comme çà, elle ne le supporterait pas, j’ai dit aux ambulancier de vous l’emmener aux urgences » me dit-il au téléphone.
Il a eu le mérite de me prévenir par téléphone mais me met devant le fait accompli.
L’assistance d’un mourant en maison de retraite, d’une agonie longue n’est plus possible pour des raisons que j’ignore. Aux urgences on fait sans doute mieux….
Beaucoup de personnes n’accepte plus une mort attendue en dehors d’une structure de soin.
Les familles doutent quand quand le médecin traitant qui a le courage de l’accompagner la suggère.
« Vous êtes sûr docteur, on peut peut-être lui faire quelquechose ?»
J’ai souvent entendu cette question angoissée dans mon exercice refusant l’évidence.
Il y a le temps de la compassion à passer et celui à convaincre de ce qui est raisonnable. Devant le risque d’avoir un arrière petit fils à 500 km de là qui portera plainte en prétendant que le
médecin n’a pas tout fait, le choix est vite fait.
Envoyer un être en fin de vie à l’hôpital n’est peut-être pas la solution.
Pas celle du patient, mais qui se souci réellement de lui dans ces moments là.
Monsieur B, arrive en ambulance, inconscient ou presque.
Qu’importe pourrait-on se dire, il est atteint de démence et grabataire déjà depuis plusieurs années…
Il vit pourtant.
Il bouge, il entrouvre les yeux de temps en temps en même temps qu’il essaye d’attraper quelques bouffées d’air, comme un poisson hors de l’eau.
Moi qui ne le connais pas, je cherche des éléments dans le courrier qui l’accompagne.
La lettre est laconique, le médecin ayant appelé pour dire ce qu’il pense être l’essentiel, il ne lui a doute pas semblé nécessaire de s’étendre sur ses antécédents, son traitement.
Il avait déjà décidé qu’il n’y avait rien à faire.
La famille n’a pas suivi
Il n’y a aucune place nulle part aux urgences aujourd’hui…
C’était rare ces derniers temps, mais depuis 3 jours c’est de nouveau la galère.
On l’installe en salle d’urgence vitale… Sachant pourtant pertinemment que les possibilités thérapeutiques sont limitées… On déplace le patient qui y était installé, dans le couloir sur un brancard
faute de mieux. Il était finalement moins grave que prévu et pourra attendre là.
Monsieur B, il ne faut pas qu’il soit trop visible, en tout cas de ceux qui ne vont pas si mal que çà.
Je ne vais pas le laisser mourir comme ça tout de même ?
Étouffer silencieusement sur un brancard. C’est un challenge, mon métier d’urgentiste. Comment faire ce qu’il faut sans trop en faire non plus, qu’il ne souffre pas.
On branche un masque de ventilation, la respiration se ralenti, les voyants sur l’écran de mesure des constantes s’affolent moins. Il reste toujours lointain, insensible à ce qu’on lui propose, il
entrouvre vaguement les yeux, quand on lui parle.
Toutes ces années passées, tous ces débuts d’étés ensoleillés comme aujourd’hui, les drames qu’il a traversé, deux guerres mondiales…Son histoire va sans doute s’arrêter là, doucement aux milieux
d’inconnus dans la fourmilière des urgences :
Est-ce cela le dernier témoignage de la patrie reconnaissante ?.
La ventilation a haute concentration en oxygène n’y fait pas grand-chose, pas de miracle en tout cas.
L’infirmier lui a injecté un peu de morphine en intra veineux, cela peut le soulager, ça marche dans l’œdème du poumon. On limite le bilan, juste ce qu’il faut. Tant qu’à poser de perfusion, un
petit bilan … Au cas où… C’est un peu idiot, mais dans cette logique, qui n’en est plus une je ne me pose pas trop de question sur la profondeur du trou de la sécu.
On pourra au moins l’hydrater comme cela. Ce tuyaux sera le prétexte, sa seule justification d’être aux urgences…
On le déplace de nouveau, changement de salle.
La phase d’évaluation et de traitement a été courte. Mais un autre patient plus jeune arrive. Cette fois ci pour une douleur thoracique une suspicion d’infarctus, il devient prioritaire et
monsieur B l’est moins.
Ce qui est important pour monsieur B, c’est qu’il ne souffre pas, qu’il soit installé le mieux possible, le plus tranquillement possible. C’est, ce que je décide pour la suite. Je n’ai pas le support
familial, l’échange avec eux et le médecin pour conforter ma décision. Les urgences quand il faut gérer la file d’attente c’est cela. Il faut faire rapidement, et là je ne peux plus grand-chose
d’autre.
On installe monsieur B. dans la zone d’examen la plus calme, la plus isolée, sur un lit et non plus un brancard c’est déjà ça..
Il n’y a plus de lits dans l’hôpital.
Ou plutôt si, mais ils sont fermés. Economie oblige !
La consigne si l’on coince en cas d’indisponibilité de lits : « garder aux urgences » dans les deux chambres qui y existent.
La journée se poursuit, courant d’un patient à l’autre de façon un peu vaine. La problématique est plus l’absence de zone d’examen faute de pouvoir faire hospitaliser les patients qui sont déjà
vus.et traités et qui occupent les box. On examine des fois, dans le couloir, sans déshabiller les gens, c'est-à-dire mal, en anticipant surtout les demandes de radiographies si c’est
nécessaire.
Monsieur B est là bas, dans la chambre, on le surveille de loin. Sa poitrine semble ne plus se soulever. Le doute qui m’assaille une seconde est levé, non il n’est pas encore mort, mais la
respiration s’est ralentie dangereusement.
Entre deux malades, je vais le voir, je prends sa main. Elle est inerte, son regard devient vitreux, le regard des morts, il respire encore, mais plus faiblement avec moins d’acharnement.
Je le redresse un peu sur l’oreiller car il glisse sur le coté.
Je dis à l’infirmier de lui faire des soins de bouche quand il aura une minute. L’oxygène dessèche les muqueuses.
Je retourne à la gestion de la file d’attente.
« Le téléphone pour toi »
me dit la secrétaire de l’accueil.
C’est le fils de Monsieur B. Il est à Paris, il est médecin et vient aux nouvelles.
Il se doutait que la fin était proche, son père n’allait pas bien la semaine dernière déjà. Il ne pourra pas venir aujourd’hui, il a son cabinet à gérer. Je l’appellerai selon l’évolution.
J’ai signalé le problème de lits déjà hier à l’administrateur de garde mais rien ne bouge. On se sent un peu seul dans cette galère. Va-t-on ouvrir enfin quelques vrais lits, dans l’aile de chirurgie
fermée.
Le cadre infirmier fait ce qu’il peut avec son téléphone, allant dans les services pour nous trouver des lits d’aval.
Il est dur de modifier le rituel chronologique de la sacro sainte visite de médecine du lit n°1 à n°30, pour libérer plus vite des lits. Et l’après midi c’est le staff, où les réunions techniques
immuables, malades ou pas…Moi je n’irai pas, mon boulot est d’abord de soigner.
Le cadre infirmier, bouée de sauvetage dans cette marée de malades qui s’amplifie comme prévu, fini par disparaître… lui aussi est en réunion cet après midi.
19h 30..C’est la relève. Je quitte le service, il y a des malades partout. Ils attendent certains depuis plusieurs heures, je n’ai toujours pas de lits d’aval. C’est partout pareil dans les services
alentours, ils nous ont appelé pour qu’on les dépanne !
J’ai transmis la situation à mon collègue de garde, il est déjà découragé avant d’avoir commencé. J’ai un sentiment détestable d’inaccompli, je resterai bien… mais pourquoi faire... demain je bosse à
nouveau
Le lendemain je reviens à 8 heures, pour mon service.
Monsieur B n’est plus là.
Il est décédé à 1h30 du matin, dans le coin au fond, tout seul.
Nous sommes au vingt et unième siècle, à l'ère du wifi-3G-blue tooth-etc, du design, du management ,des discours "je sais tout, tout va bien et on est les meilleurs"... et monsieur B est mort
pourtant tout seul dans un coin.
Il va falloir se motiver pour recommencer une nouvelle journée, avec déjà 5 malades aux urgences sans lits d’aval.
Son fils passe me voir en fin de matinée. Il est arrivé de Paris ce matin, est allé voir son père à la morgue.
-merci pour ce que vous avez fait pour mon père.
Je n’ai rien fait, si j’avais fait quelquechose j’aurai du hurler, pour n’avoir pu, dans ce foutu système de santé, assister son père comme il le méritait dans ce dernier moment.